Oui ou merde ou...
Vous trouvez que la mort du pape et le scandale des commandites/la commission Gomery ont monopolisé l'espace médiatique québécois? Vous n'avez rien vu.
En France, il n'y a qu'un sujet d'actualité: la Constitution européenne. Bien sûr, la France n'a pas échappé à la frénésie papale: malgré le fait que la France soit une République laïque (c'est inscrit à l'article 2 de sa Constitution... et il existe depuis des lustres [1905] une loi sur la séparation des Églises et de l'État), on — c'est-à-dire Dominique de Villepin [1] — a mis les drapeaux en berne suite à la mort du souverain pontife. Ce qui n'a pas manqué d'irriter souverainement, si j'ose dire, certains Français plus attachés que d'autres à ce principe.
1. Vous vous souvenez certainement de lui — il était ministre des Affaires étrangères avant/pendant la guerre en Irak; maintenant, il est ministre de l'Intérieur... et rêve nuit et jour de Matignon (la résidence du premier ministre).
Mais la parenthèse est maintenant refermée: les cloches ont sonné, la fumée s'est dissipée et la poussière retournera à l'état de poussière — un jour... (Lire cet étonnant article sur le ralentissement de la décomposition des cadavres.)
Donc, la Constitution européenne et le référendum qui doit décider de son adoption ou de son rejet par la France occupent tout l'espace médiatique. Au point où pratiquement toute nouvelle se voit rattachée, d'une manière ou une autre, au sujet de l'heure.
Je résume.
Le 29 octobre 2004, les chefs d'État de l'Union européenne réunis à Rome signent le Traité établissant une Constitution pour l'Europe, aka la Constitution européenne; plusieurs personnes contestent toutefois le caractère constitutionnel du texte — c'est une question polémique/complexe... Le texte a été pondu par la Convention européenne, structure établie en 2001 et constituée de représentants des pays de l'Union ainsi que de membres du Parlement européen. La chose était présidée par Valéry Giscard d'Estaing (VGE pour les intimes, ex-Président de la France).
L'idée? Masher les nombreux traités antérieurs en quelque chose d'à peu près compréhensible/fonctionnel et se doter d'un cadre « constitutionnel » adapté à la taille élargie de la nouvelle « créature » européenne... ainsi qu'aux « réalités des jeeeeeunes d'aujourd'hui ». L'initiative relevait aussi d'un désir d'aller beaucoup plus loin que le très technique et limité traité de Nice de 2001, dont la négociation avait plus ou moins viré à la foire d'empoigne (aka « âpres discussions »), tous les États essayant de « tirer la couvârte » de leur bord.
Pour être effective, la Constitution doit être ratifiée par tous les États membres de l'Union (il y en a pour l'instant 25; la Bulgarie, la Roumanie et la Turquie ont également signé le traité, même s'il ne s'agit encore que de pays candidats). Plus précisément:
Le présent traité entre en vigueur le 1er novembre 2006, à condition que tous les instruments de ratification aient été déposés, ou, à défaut, le premier jour du deuxième mois suivant le dépôt de l'instrument de ratification de l'État signataire qui procède le dernier à cette formalité. (Référence)Aussi:
Les instruments de ratification sont déposés auprès du gouvernement de la République italienne.J'espère que l'endroit est bien gardé... Vous imaginez la commotion (pour employer un terme prisé de certains journalistes français) que déclencherait la disparition d'un de ces précieux « instruments de ratification »?
OK, trève de rigolade.
Chaque pays est libre de choisir la voie à adopter pour ratifier (ou non) le traité. Plusieurs ont opté pour une ratification parlementaire, d'autres ont préféré soumettre la question directement à leurs citoyens en organisant un référendum. C'est l'approche qu'a choisie Jacques Chirac. Il y a sur Wikipedia un beau tit tableau qui schématise la procédure de ratification et l'état des choses pour tous les pays de l'Union.
Donc, référendum il y aura, le 29 mai, autrement dit, bientôt. Et dit autrement, bientôt en crisse, pour les défenseurs du traité, en tout cas, puisque le non tient actuellement le haut du pavé (depuis un bout de temps, les sondages donnent le non gagnant, avec une faible marge — le dernier faisait cependant état d'une légère baisse, le plaçant à 52%... quoiqu'un autre, aussi très récent, le faisait plutôt progresser [58%]... so...... allez savoir...).
Les principaux partis (UMP, PS, UDF, Verts) sont officiellement favorables à la Constitution. Chacun de ces groupes compte toutefois en son sein des « éléments rebelles », qui y sont opposés (je suis pas entièrement sûr pour l'UDF [droite]). L'électorat de ces partis est également plus ou moins divisé.
Le PS est particulièrement affecté par ces luttes intestines qui « masquent » — bon, le mot est plutôt fort... — des luttes de pouvoir pour le contrôle du parti (en particulier: Laurent Fabius [« numéro 2 », actuellement en tournée aux States pour parler, eh oui, de la Constitution — je vous jure!] contre François Hollande [premier secrétaire, « numéro 1 »).
L'extrême gauche (communistes etc.) comme l'extrême droite (FN, MPF [Mouvement pour la France]) sont contre. Le patronat est pour. De façon générale, les syndicats ne se positionnent pas.
Bref. Le débat fait rage. Le traité triomphe en librairie (ce n'est pas une blague). Le non ne démord pas dans les sondages. Le gouvernement s'énerve. Tentant de grapiller des votes ça et là ou de sécuriser le vote de certains Français que « l'indiscipline » pourrait tenter, il distribue à tout-va des cadeaux; il n'y a probablement jamais eu de période aussi propice à l'obtention de largesses de la part de l'État...
Explication. Les partisans du oui s'évertuent à dire qu'il faut répondre à la question posée (oui ou non au traité), enjoignent les Français à ne pas être « hors sujet »; ils craignent avant tout que le référendum ne se transforme en plébiscite, c'est-à-dire en une occasion, rêvée pour ce qu'on appelle ici « la France d'en bas » (on n'entendrait jamais une telle expression chez nous... [2]), redoutée pour le gouvernement, de dire merde à ce dernier — Chirac et Raffarin, d'un seul coup. D'où la soudaine générosité de l'État français.
2. Quasi-tangente sur l'expression politique en France (au sens linguistique). Bien sûr, les politiciens français manient la langue de bois comme ceux du reste de la planète. Mais, mais... il me semble qu'une certaine candeur colore toujours les propos de la gent politique française. Lorsque vient le temps de lâcher un petit commentaire, l'autocensure n'est pas toujours au rendez-vous pour empêcher la sortie d'une phrase « risquée » ou, à tout le moins, en tempérer l'expression... Et puis il n'est pas rare de voir un ministre en blaster un autre, sans réel voile linguistique pour recouvrir l'attaque verbale...
Où en étais-je...?
Ehmm, donc, oui. Les partisans du non se divisent — très grossièrement — en deux camps. Les souverainistes (droite) et les antilibéraux (gauche). Bon, je fais pas exactement dans la dentelle, mais ça fait déjà trop longtemps que j'écris... Oublions le non de droite, qui, si je ne m'abuse, ne pèse pas aussi lourd que le non de gauche.
À gauche, le principal reproche que les tenants du non avancent pour justifier leur opposition au traité, c'est la saveur jugée trop libérale de celui-ci. « Libérale » dans son acception économique. Ce libéralisme est directement hérité des traités antérieurs. La Constitution européenne va toutefois très loin dans la définition de principes et de procédures qui détermineraient les contours économiques de l'Union. Principes et procédures parfois très contraignants. Je n'entrerai pas dans les détails.
Les nonistes invoquent bien entendu dix mille autres arguments. Je suggère la lecture de cet article (37 conseils d'ami... à un ami de l'Europe) pour les ultramotivés. Peut-être l'auteur est-il un peu paranoïaque par moments, mais sinon, c'est fouillé, précis.
Les partisans du oui de gauche estiment quant à eux que, même s'il est loin d'être parfait, le traité constitue une indéniable amélioration par rapport aux traités précédents. Ils ne manquent pas de souligner l'inclusion dans le texte de la Charte des droits fondamentaux, de même qu'une certaine démocratisation des institutions politiques de l'Union. Ils avertissent les Français que voter non reviendrait à accepter que perdurent des traités encore plus mauvais (Nice, etc.). Bref, ils ont foi en l'avenir. En somme, ils disent: « Construisons l'Europe et travaillons ensuite à en faire une créature sociale ».
Cette perspective ne satisfait pas ceux qui votent non à gauche.
Honnêtement, je me trouverais un peu mal pris si j'avais à voter à ce référendum. Au départ, j'étais plutôt pour le non... puis pour le oui... puis à nouveau pour le non... Le problème, comme l'ont relevé plusieurs commentateurs, c'est qu'il n'existe (évidemment) aucune possibilité intermédiaire... Pas de « oui, mais... », « oui, mais à la condition que... », « non, si... ». Pas de subtilités. La binarité du processus impose un choix qui efface toutes les nuances d'opinion.
Voilà, résumés très grossièrement, les enjeux principaux de la campagne référendaire.
Comme tout débat politique, c'est parfois fascinant, parfois exaspérant. Je suis la chose avec intérêt; je lis Libé (Libération) de temps à autre, et les hebdos Le canard enchaîné et Charlie Hebdo.
Libé est un quotidien qui a de l'allure, quoique les éditos sont parfois un peu chèvre et chou, un peu frileux. Les articles de fond, par contre, sont généralement très bien.
Il est dommage que l'on n'ait rien de comparable au Canard ni à Charlie au Québec. Le Canard se spécialise dans la révélation de faits embarassants pour le gouvernement ou « le pouvoir en général ». Ils peuvent compter sur une quantité surprenante de sources dans les officines du pouvoir, ce qui permet au lectorat de se régaler (ou de s'offusquer) de déclarations qui devaient en principe rester privées... C'est généralement très bien écrit, rigoureux, parfois très drôle.
Charlie est moins « journalistique » que le Canard, en tout cas, moins traditionnellement journalistique. C'est davantage une collection d'opinions et de dessins. On y tire généralement à boulets rouges... sur à peu près tout ce qui bouge. Parfois, c'est un peu brouillon, mais bon, on leur pardonne... en lisant avec plaisir les nombreuses excellentes chroniques.